"— Prenez mon chapeau, dit John. Il sera trop grand et il a parfois servi à abreuver mon cheval, mais il faut protéger votre peau fragile, ou vous n'aurez plus de nez à la fin de la journée. Elle hésita à mettre le chapeau qui semblait un peu sale. — Et vous, vous n'en avez pas besoin ? — Des hommes comme moi sont faits pour supporter le soleil. Je le porte pour éviter d'avoir trop chaud, pas pour protéger ma peau. Je peux m'en passer pendant quelques jours. Le chapeau lui arrivait aux sourcils, et John ne put s'empêcher de sourire en la voyant. Quand il souriait, il devenait plus humain. Devinant qu'elle devait avoir l'air comique, Tess sourit à son tour. C'était un sentiment agréable ; elle avait pensé ne plus jamais sourire de sa vie. Mais la manière dont John la regardait la fit frissonner. Cet homme l'avait vue toute nue... — Vous avez dit que nous étions pressés, déclara-t-elle sèchement. John se rembrunit. Ce serait difficile pour Tess de redevenir elle-même, et il en était désolé. C'était une jeune femme belle, téméraire et bagarreuse... Il n'avait jamais rencontré quelqu'un comme elle".
"— Ma mère était une femme merveilleuse, mais elle a été maltraitée à cause de ses origines indiennes. Quand mon grand-père français a épousé une Sioux, ils se sont installés à St. Louis. Après la naissance de ma mère, il a été tué lors d'une rixe en sortant d'une taverne. Puis ma grand-mère sioux est morte alors que ma mère avait seize ans, et elle s'est retrouvée toute seule. Elle a travaillé comme cuisinière sur un bateau qui naviguait sur le fleuve. Le capitaine a abusé d'elle, et je suis le résultat. — Je suis désolée. — Que ma mère ait été violée, ou que je sois venu au monde ? Tess sourit. — Je suis désolée pour votre mère, bien sûr. Comment a-t-elle réussi à vous élever ? — Elle a trouvé un emploi dans une blanchisserie de St. Louis. C'était épuisant, et j'ai commencé à travailler à l'âge de dix ans pour l'aider. Quand j'ai eu quatorze ans, j'ai surpris un autre homme en train d'essayer de la violer, et je l'ai tué d'un coup de couteau. Pour éviter que l'on vienne m'arrêter, ma mère et moi avons fui jusqu'au nord du Texas où nous avons travaillé sur un ranch. J'ai rattrapé plusieurs voleurs de bétail pour le propriétaire. C'est lui qui m'a suggéré de rejoindre les Rangers. À la mort de ma mère, j'ai suivi son conseil. Tess était surprise que John se montrât aussi loquace. Quelques heures de repos et le calme nocturne semblaient avoir apaisé sa nature méfiante, mais elle devinait que sa souffrance était plus profonde qu'il ne le laissait entendre : la détresse de sa mère, sa bâtardise, son sang indien... Il feignait d'avoir surpassé ces épreuves, tout comme elle faisait semblant de ne pas attacher d'importance à ce qui lui était arrivé'.
"— Je crois me rappeler vous avoir vu un jour en ville. — Comme toutes les femmes blanches honorables, vous avez aussitôt détourné les yeux. — Je suis sûre, monsieur Hawkins... je veux dire, John... que ce n'était pas par impolitesse. J'étais peut-être soucieuse. Vous êtes un homme très séduisant. Pourquoi avoir avoué une chose pareille ? se tança Tess aussitôt. Qu'allait-il penser d'elle ? Heureusement qu'il ne la voyait pas rougir. — On me l'a déjà dit... confia-t-il. « Sans doute Jenny Simms », pensa la jeune femme. — Mais jamais une vraie dame ne m'avait fait ce compliment, ajouta-t-il comme s'il lisait dans ses pensées. La plupart des femmes croient que c'est un péché de regarder un homme qui a du sang indien. Et quand on est un bâtard, de surcroît, c'est encore pire. Bâtard... Cela devait être difficile à supporter, surtout pour un homme aussi orgueilleux. — Je suis certaine que la plupart des femmes ignorent ce détail de votre passé. Comment le sauraient-elles ? — Croyez-moi, les nouvelles circulent. — De quelle origine indienne êtes-vous ? — Je suis un Lakota. Beaucoup de Blancs nous appellent des Sioux. Apaches, Comanches, Shoshones, Crows, Sioux... les Blancs nous confondent, alors qu'il existe de vraies différences entre les nations indiennes. Malheureusement, les gens ne se donnent pas la peine de les étudier. Tess décida d'en rester là. Elle sentait que cette discussion lui était désagréable. — Merci de m'avoir expliqué, John. Et vous pouvez m'appeler Tess, c'est le diminutif de Theresa. Il réfléchit un moment. — Je ne peux pas me le permettre, ce serait trop familier".
"Est-ce que John Hawkins est très attaché à ses origines indiennes ? Est-ce qu'il pratique leurs coutumes et vénère un dieu étrange ? — À ma connaissance, Hawk ne prie aucun dieu. Il est indien par son apparence, par sa nature sauvage et ses sens très développés mais je ne l'ai jamais vu suivre des coutumes particulières et sa mère n'en avait pas le temps. C'est la grand-mère maternelle de John qui était une vraie Indienne. Elle avait épousé un trappeur français qui l'avait amenée à St. Louis, avant de mourir dans une bagarre. — Je sais. John m'a parlé de sa mère et de son grand-père. Ken eut un sursaut. — C'est à peine croyable ! Lui qui ne discute jamais avec des inconnus. Même moi, je ne suis au courant que depuis quelques semaines".
"Elle était passée de sept ans à vingt-deux ans sans même s'apercevoir qu'il y avait une différence. Aujourd'hui veuve, sans maison, elle n'avait aucun moyen de subsistance. Bientôt, les autres la montreraient du doigt : « Voilà la femme qui a été enlevée par les comancheros. » Ils penseraient que les pilleurs l'avaient violée à tour de rôle et qu'elle était souillée".
"Jenny tirait sur les ficelles du corset. — Ça, ce n'est pas vrai. Vous pouvez feindre d'être fière et butée, mais la douleur est enfouie quelque part en vous. Je peux vous aider à la soulager. Elle regarda Tess droit dans les yeux et ajouta : — Cela vous aidera peut-être de savoir qu'il y a pire dans la vie : on peut être violée à douze ans par son oncle qui vous vend ensuite à des hommes, avant de vous abandonner alors que vous n'avez que seize ans. Choquée, Tess écarquilla les yeux. — Au moins, vous avez eu une bonne vie, continua Jenny. Une existence normale, une famille, un père et un mari. Votre agresseur est mort, et c'est une bonne chose, et vous avez encore toute votre dignité et votre honneur. À seize ans, je n'avais plus ni l'une ni l'autre. Alors, pour survivre j'ai continué la seule chose que je savais faire. Mon saloon est la première affaire respectable que je possède et j'en suis fière. Voilà, ajouta Jenny en finissant de lacer le corset. Vous êtes très belle, madame Carey. Nous allons si joliment vous pomponner que les gens ne penseront pas que ces ordures vous ont touchée. Tess refoula ses larmes. Elle avait eu tort à propos de cette femme. — Je suis désolée... pour ce qui vous est arrivé. — On apprend à ne pas baisser les bras. N'ayez pas pitié de moi, s'il vous plaît... Essayons les robes maintenant".
"Beaucoup de ranchers se sont plaints de vols et nous avons probablement réglé une grande partie du problème en liquidant Briggs et sa bande. En tant que rancher, Caldwell devrait être satisfait. Or je m'étonne que le plus grand propriétaire de la région ait toujours été épargné par les maraudeurs, alors que tous ses voisins ont été pillés. Qu'en penses-tu ? Ken cracha une nouvelle fois puis gratta la barbe naissante sur son menton. — Je sais pas. Bon sang, Hawk, c'est de Jim Caldwell que tu parles, l'un des hommes les plus influents de la région ! — Comment a-t-il fait pour devenir aussi important ? Il a harcelé ses voisins pour qu'ils lui vendent leurs terres, y compris Henry McDowell, le père de Tess. Il ne manque pas de toupet, quand on sait que la majeure partie de son propre ranch lui a été donnée gratuitement par le colonel Bass. — Tu penses qu'il est de mèche avec ces brutes qui ont pillé le ranch de Tess Carey avant de l'enlever ? dit Ken, perplexe, en retirant son chapeau pour s'éponger le front. Je ne peux pas le croire. C'est Caldwell qui réclame plus de sécurité dans la région. Il veut faire venir un pasteur et une maîtresse d'école, sa femme organise des réunions de couture. Il ne s'abaisserait pas à voler du bétail ! « À moins qu'il ne veuille accroître sa fortune à tout prix », réfléchit John. — Tu as probablement raison, mais crois-moi, si jamais je découvre que Jim Caldwell est mêlé de près ou de loin à ce qui est arrivé à Tess Carey, il le paiera cher. — Tu veux dire qu'il y laissera sa peau ? — C'est une éventualité. — Tu ne t'en tireras jamais sans présenter des preuves incontestables, Hawk. Si tu descends un homme comme lui, les autres te pendront sans hésiter... Et voilà qu'on en revient à Mme Carey ! Tu viens d'avouer que tu tueras Caldwell s'il est responsable de ses malheurs. C'est évident que tu éprouves des sentiments particuliers pour elle. — J'ai déjà tué pour venger des personnes qui ne signifiaient rien pour moi. — Tu ne réponds pas franchement. John arrêta une nouvelle fois son cheval et se tourna vers Ken. — Quant à toi, tu exagères. Si tu continues avec tes sornettes au sujet de Tess Carey, tu vas recevoir mon poing dans la figure ! J'ai aidé beaucoup de femmes dans ma vie. J'admire son courage, c'est tout. On est aussi différents que le soleil et la lune. Il n'y aura jamais rien entre nous, même si c'est la dernière femme vivante au Texas. Je suis certain qu'elle est heureuse de s'être débarrassée de nous, alors ferme-la et allons faire notre rapport ! Il piqua des deux et s'éloigna au petit galop. — Ça alors, grommela Ken. Tu l'as vraiment dans la peau, mon vieux Hawk !".
"Jenny n'en croyait pas ses oreilles. Elle s'approcha de la fenêtre pour regarder la rue. — Doux Jésus... marmonna-t-elle en fumant nerveusement. Ma chérie, je ne peux pas deviner sa réaction, mais je suis certaine qu'il ne voudrait pas qu'un bébé soit traité de bâtard. Il sait combien c'est pénible de grandir sans père et de subir ce genre d'insultes. Peut-être vous épousera-t-il pour cette seule raison ? Et quant à vous imposer ses droits conjugaux... Non, John Hawkins ne ferait jamais une chose pareille. « Parce qu'il peut se tourner vers vous ! » se dit Tess. Pourrait-elle tolérer que son mari rende ouvertement visite à des prostituées ? Cet aspect du contrat risquait de poser un problème. — Me prenez-vous pour une folle d'avoir eu cette idée ? Posant son cigare dans un cendrier, Jenny vint s'agenouiller auprès d'elle. — Non. Je vous comprends. Et John comprendra aussi votre dilemme. Je ne sais pas s'il va accepter de vous épouser, mais je suis certaine qu'il ne se moquera pas de vous. Tess garda son visage caché entre ses mains. — Je ne me suis jamais sentie aussi perdue, Jenny. Ma vie a été bouleversée. Il y a six semaines, j'étais une femme de fermier, je m'occupais de mon père et de mon mari, du ménage, de la cuisine. Tout était si... normal. Avec un profond soupir, elle se redressa puis ajouta : — Les commérages vont aller bon train ! Je suis supposée être une veuve éplorée. Les gens seront choqués que je me remarie aussi vite, et surtout avec John Hawkins. Pourtant, le pire serait de me promener avec un gros ventre alors que les gens se demanderaient qui est le père. La plupart pensent que j'ai été violée. J'espère que beaucoup admettront au moins que c'est l'enfant de John Hawkins et, s'il est devenu mon mari, qu'après quelque temps ils accepteront l'idée du mariage et que les rumeurs cesseront".
"Le visage de Jenny s'assombrit, et Tess s'en voulut de l'avoir heurtée. — Je vous comprends, dit-elle en esquissant un sourire. Je suis prête à vous aider car je vous aime bien, Tess Carey. Et je connais un secret qui va vous remonter le moral. — Quoi donc ? — John Hawkins est déjà amoureux de vous. — Comment ! — La dernière fois qu'il était ici, il m'a avoué qu'il admirait votre courage. Il n'a pas cessé de me parler de vous. Par ailleurs, vous êtes très belle... Éberluée, la jeune femme se détourna. Jenny devait sûrement se tromper. John Hawkins était-il capable d'amour ? Il était si violent, si imprévisible. Elle n'avait jamais pensé... — Merci pour le compliment, mais vous devez vous tromper. M. Hawkins ne... — Ma chérie, je connais le cœur des hommes. Et vous feriez bien de cesser de dire « M. Hawkins ». S'il doit devenir votre mari, il faut commencer à l'appeler par son prénom. Les gens se poseront des questions si vous êtes aussi distante".
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